Indira Béraud
Laura Gozlan. Youth Enhancement Systems® 2019


Bien loin du white cube, l’exposition de Laura Gozlan à la galerie Valeria Cetraro revisite la quête de l’immortalité : des cosmétiques jusqu’au cosmisme, en passant par des « zombie drugs ».

En poussant les portes de la galerie Valeria Cetraro, on pénètre un lieu exigu, rendu vaporeux. C’est l’artiste Laura Gozlan qui s’en est emparé avec une exposition morbide à souhait. Le titre, Youth Enhancement Systems®, reprend le nom d’une gamme de cosmétiques américains aux effets pseudo-rajeunissants. À l’instar de cette compagnie pharmaco-cosmétique, l’artiste explore le fantasme d’une vie sans vieillissement. Si aujourd’hui les transhumanistes de la Silicon Valley se sont eux aussi saisis de ce projet, les prémices d’une telle utopie remontent à l’Égypte antique. À cette époque, l’humain était considéré comme un ensemble disparate d’éléments corporels et spirituels, et la momification constituait un passage obligé pour accéder à la vie éternelle. Nous voilà justement plongés dans ce qui semble être un passage, celui vers l’au-delà peut-être, sorte de lieu transitoire au parcours labyrinthique. Des voilages jaunes layette scindent l’espace, une moquette épaisse recouvre le sol, produisant une atmosphère flottante, à la lisière du songe.

Sous les rideaux dépassent des pieds, laissant supposer la présence d’un monstre ou, plus précisément, d’une momie. Des bouts de corps épars, cadavériques, interpellent le visiteur ici et là. La notion d’abject, telle que théorisée par Julia Kristeva dans son ouvrage Pouvoirs de l’horreur (1), se lit en filigrane dans l’œuvre de Laura Gozlan, au sens où l’abject se rapporte notamment à la mort, à la décomposition, aux liquides corporels et au corps féminin. Il représenterait cette part de nous-mêmes qui révulse, l’organisme dans toute sa physicalité et sa mécanique, avec la dégradation que cela implique. L’artiste a pris l’empreinte de ses propres membres – pieds, jambes et mains – pour en faire des sculptures de cire, enduites de jesmonite et de plâtre. En résultent des formes longilignes et squelettiques. Dans ce processus de dédoublement, le réel du corps fait irruption dans l’œuvre.

Zombie drugs

Cette mise en scène quelque peu théâtrale n’est pas sans rappeler des images notoires de la pop culture, ancrée dans la psyché commune, propre au cinéma d’horreur. Rien de surprenant à ce que l’artiste ait également choisi le film comme médium. Sur des écrans disposés aux extrémités de la galerie, sont projetées les œuvres phares de l’exposition. Il s’agit d’une série de trois épisodes, Y.E.S. I, MUM Pls, Y.E.S. II, I am a necromantic et Y.E.S. III, Ptomaïne, dont le format avoisine celui du spot publicitaire. Comme souvent dans le travail de Laura Gozlan, le réel dégouline dans la fiction, et vice-versa. Le premier film prend pour point de départ une pétition exigeant la commercialisation d’un liquide rougeâtre dans lequel auraient baigné plusieurs momies, censé contenir leur puissance. Non sans un certain humour, l’artiste s’empare de cet événement, le distord et le prolonge dans une atmosphère intimiste, un décor artisanal aussi nébuleux que celui de la galerie, à mi-chemin entre la salle de bains et le laboratoire. Les plans sont serrés, le corps découpé, et voilà que l’héroïne en quête d’éternité, interprétée par Laura Gozlan, effectue une série de rituels. Au fil des épisodes, cette housewife vêtue de rose inhale les vapeurs de chair embaumée, exhume puis dévore des morceaux de cadavre et réhydrate un crâne momifié, des pratiques en résonance avec certaines sciences occultes aujourd’hui expérimentées. Plongée dans un état second, les traits défigurés, cette femme tire sur une pipe à eau, pendant qu’une voix off, elle aussi monstrueuse et androgyne, commente : « She’s aging, she knows she’s aging (elle vieillit, elle sait qu’elle vieillit). » L’artiste raconte s’être également inspirée des drogues de synthèse, les « zombie drugs », au pouvoir de destruction des corps, tels que le Krokodil et, plus particulièrement, le Flakka, qui aurait donné lieu à une scène de cannibalisme. En faisant de la femme au foyer un être effrayant, actif et subversif, Laura Gozlan lui confère un certain pouvoir d’émancipation.

Dans cet univers à la fois glamour et délétère, règne une fascination pour les technosciences, porteuses d’utopies décadentes. Laura Gozlan se réfère également au mouvement cosmiste (2), qui considérait l’immortalité comme condition sine qua non pour mener à bien le projet communiste. De fait, la propriété privée ne pourrait être abolie intégralement tant qu’un individu possède un « morceau de temps » – à savoir la durée de sa vie. Ainsi, Nikolaï Fiodorov, figure majeure du courant, aspirait à réveiller les morts pour atteindre l’état d’immortalité et réaliser « l’œuvre commune ». Comme bien souvent, le musée ou la galerie d’art, en tant qu’hétérotopie, héberge l’imaginaire et cristallise les utopies extérieures. C’est ainsi que cette installation immersive devient lieu de transgression, hanté par divers interdits, activé par des narrations nouvelles allant de la science-fiction au Réalisme spéculatif. Dans un texte intitulé The Immortal Bodies (3), Boris Groys souligne que les musées constituent les lieux de l’immortalité par excellence, puisque les œuvres sont conservées, de façon vampirique, loin des rayons du soleil. Les sculptures en sont ainsi réduites à de doubles cadavres d’objets, des bouts de corps pouvant faire office de mobilier, auxquels sont parfois adjointes des prothèses, brouillant le rapport antinomique entre vivant et non vivant, comme si, in fine, l’ensemble des atomes et molécules ne faisait qu’un avec le reste du monde.

(1) Julia Kristeva, Pouvoirs de l’horreur, Éditions du Seuil, 1980.
(2) Le cosmisme est un mouvement politique russe d’origine anarchique. Leur premier manifeste date de 1922.
(3) Boris Groys, « The Immortal Bodies » (trad. Elena Sorokina et Emily Speers Mears) in Anthropology and aesthetics, n°53-54, Spring-Autumn 2008, pp. 345-349.


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