Jill Gasparina
Le Philtre et le filtre 2019


On oppose habituellement le film à la vidéo (bien qu’on ne sache plus vraiment quelle est la différence entre les deux). Mais il existe bien d’autres lignes de partage dans la production d’images en mouvement, dont l’une tient à la provenance de ces dernières : celle qui sépare la capture et la trouvaille. D’un côté, il s’agit de monter, selon une logique propre, des images de natures souvent hétérogènes, et faites par d’autres. De l’autre, on filme des choses qui ont réellement lieu, qu’on les ait mises en scène ou saisies sur le vif (et bien entendu, la limite entre les deux est toujours un peu floue).

Pour ce qui est de ses productions vidéo, Laura Gozlan a plutôt travaillé ces dernières années du côté de la trouvaille, à partir de ses matériaux de prédilection que sont les gialli (films noirs italiens érotico-horroro-policiers), les fictions de SF, et les documents d’archives scientifiques. Elle a également réalisé des œuvres en images de synthèse (The pattern of abandonment, 2018). Mais pour cette nouvelle exposition, elle renoue avec une manière de faire qu’elle avait largement abandonnée, et repasse à la fois devant et derrière la caméra.

Dans une série de trois courtes vidéos, elle incarne un personnage féminin passablement étrange, dont les attributs envoient un message brouillé, la blouse fluide et la jupe crayon nude connotant une bourgeoisie que la chevelure négligée et la mine déconfite s’appliquent à déconstruire. Cette femme, que l’artiste décrit comme androgyne, accomplit par ailleurs une série d’actions qui semblent obéir à une logique rituelle (fumer des organes, sortir des ossements d’un bassin...).
On retrouve là un certain nombre d’obsessions qui hantent le travail de l’artiste, les zombies, les fantômes, les corps morcelés, et les momies. MUM pls (2019) s’ouvre ainsi sur l’image d’une page du site change.org appelant à –brrrrr– boire « sous la forme d’une boisson carbonée » le jus rouge stagnant dans un sarcophage géant en granit redécouvert l’été dernier en Egypte (35 000 signataires tout de même). Cet imaginaire de la semi-vie est fortement référencé dans le champ cinématographique, de Tourneur à Romero, en passant par les adaptations à succès des livres de Stephenie Meyer, ou les films de la Hammer. Il peut d’ailleurs être interprété comme un discours sur le medium filmique à travers le prisme du mythe de Frankenstein, le logiciel de montage remplaçant la table de dissection dans la production des objets animés.
Le titre de l’exposition et l’ensemble du travail de l’artiste nous envoie cependant sur une autre piste, celle d’un regard posé sur notre environnement technologique (ce qui vaut aussi pour les pièces les moins technologiquement assistées que sont ses sculptures). Cette semi-vie, on peut en effet la comprendre comme un état intermédiaire entre la matière et l’information à l’ère de l’immatériel, une nouvelle forme de chair, pour reprendre le titre d’une de ses récentes expositions (Hail to the New Flesh, 2017), et des promesses de jeunesse éternelle qu’elle offre, une fois l’existence émancipée de toute soumission à la biologie. Le monde de la tech est d’ailleurs truffé de richissimes excentriques persuadés qu’ils parviendront à abolir la mort. C’est ainsi que Ray Kurzweill, pape du transhumanisme, a publié en 1993 un traité de diététique pour prévenir tout risque de cancer, The 10% Solution for a Healthy Life.
Mais devant cette vérité brutale qu’est l’universalité de la mort, toutes les applications du monde ne sont pour l’heure d’aucune aide. Après une décennie d’enthousiasme pour les régimes detox qui ne nourrissent pas, de photoshopage extrême, de flux ininterrompus de tutoriels de maquillages sur youtube, nous semblons soudainement nous rappeler que nous avons un corps, qu’il vieillit, qu’il est même mortel. Et, les systèmes de renforcement de la jeunesse pour super-milliardaires sur lesquels l’artiste est incollable (transfusion de sang d’enfant, cryogénisation, téléchargement d’une e-âme dans un nouveau corps) ne valent probablement pas mieux qu’une bonne couche de fond de teint, qu’un milkshake au jus de momie, ou qu’un rituel ancestral oublié.
Dans ses œuvres, et dans les systèmes organiques que constituent ses expositions, où les formes circulent de l’écran à l’espace physique, Laura Gozlan montre que ces nouveaux rituels de conjuration de la mort n’ont rien de futuristes et qu’ils s’inscrivent dans un temps long. Les premiers traités d’anatomie, les rituels magiques et les pratiques religieuses, côtoient la publicité, les filtres photoshop, l’informatique et les nano-technologies. La convergence de la technologie et de la biologie, que nous observons médusés, a commencé il y a bien longtemps. Terminons en soulignant que si l’artiste a abandonné pour un temps les séries B italiennes, cette nouvelle exposition pratique allègrement l’art du changement de registre qu’affectionnent tant Argento ou Fulci, les rois du gialli. On a du drame social (mais pourquoi diantre cette femme bourgeoise est-elle en pleine déchéance ?), de l’épouvante (oh mon dieu des cadavres ! ), de l’intrigue (mais à qui donc ces organes appartiennent-ils ?). Quant aux mimiques appuyées, au make-up outrancier du personnage, et aux objets qu’elle manipule, dont un mémorable urinal pour femme transformé en pipe à eau (!), ils confèrent à l’ensemble par moments une indéniable dimension comique.

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