Riccardo Venturi
physical self  2017


Dès qu’on referme la porte de la galerie derrière nous, la sensation de pénétrer dans un espace et un temps autres nous saisit. On est bien dans physical self, la dernière exposition de Laura Gozlan, à l’intérieur de son chronotope troublant. L’atmosphère créee par la lumière au sodium au plafond, et le bleu synthétique qui couvre le sol y contribuent. Ce bleu est une couleur rare dans notre environnement quotidien et dans la nature. C’est de fait une couleur non anthropomorphique.

Sur la plateforme à double hauteur au milieu de la première pièce, elle aussi recouverte de bleu, sont disposées trois sculptures (Breathing Skins, 2017). Formées par la superposition de plusieurs strates, elles sont laquées à la main, d’où la brillance sans miroitement qui en émane. Leur nature osseuse devient patente quand on s’en rapproche. Les scories du travail manuel nous font penser à des vertèbres, bien que les manuels d’anatomie ne nous aideraient pas à identifier avec plus de précision leur nom et leur rôle dans l’économie collective du squelette. Dans les interstices qui séparent les strates, l’artiste a crée de petites fentes révélant des images en mouvement qu’on distingue à peine. Parfois il n’y a qu’un éclat lumineux qui transparaît, une âme d’écran.

Autour des ces sculptures-écran, cinq tubes sont suspendus au plafond grâce à des garrots médicaux en latex (Inner chains, 2017). Fixés au plafond  sans être figés, ils ont une capacité d’oscillation, de pivotement sur leur axe qu’on découvre presque accidentellement pendant la visite quand, en les contournant pour avancer, on frôle leurs extrémités. Cependant, le mouvement est littéralement inscrit en puissance dans les plis des tubes où l’on reconnait, en négatif, la main de l’artiste qui les a tordus. Le pli leur donne vie – Inner chains est, au fond, un pli devenu matière. Cet ensemble informe et vaguement arboriforme ne dessine pas dans l’espace de la galerie une forme précise. C’est le cas d’une grappe de deux tubes au milieu de la pièce, disposée comme un obstacle dans un espace qu’on traverse sans qu’un chemin précis soit frayé, en échappant à la logique d’installation.

You have to play the game to find out why you’re playing the game.
Allegra Geller in David Cronenberg, eXistenZ, 1999

Si la couleur bleue et les premières oeuvres qu’on croise articulent un chronotope inattendu, il ne s’agit pourtant pas d’une réalité post-humaine. En fait, comme on le réalise assez tôt, le corps est disséminé partout dans l’espace d’exposition. Si Breathing Skins peut faire penser à des pierres de granit soigneusement découpées, il s’agit bien de pierres vivantes. Dispositif visuel autant que boîte sonore, cette sculpture-écran diffuse des messages indéchiffrables. En fait, c’est bien de l’intérieur de ces sculptures que provient une pulsation ou, pour reprendre le titre de l’oeuvre, une respiration, des chuchotements, et comme on l’apprendra après, la voix de l’artiste lisant un texte de Timothy Leary sur l’expérience psychédélique et le sentiment océanique. Comme si le psychologue américain, renvoyé de l’Université d’Harvard pour ses recherches sur les psychotropes, nous parlait, vingt ans précisément après sa disparition, depuis une autre galaxie, inaccessible derrière une grille.

Si Breathing Skins a l’air d’un sarcophage – celui des images, des voix et, par extension, du corps même – il est en réalité un diaphragme qui vibre, se met en écho, interfère avec le bruit qu’on produit en se déplaçant, avec les sons bruités de l’installation de la seconde pièce. C’est une machine sonore qui, en échappant au contrôle rationnel de la vue, nous amène subrepticement d’une pièce à l’autre.

Le corps n’est pas non plus absent d’Inner chains : à l’intérieur des tubes, des formes organiques flottent comme dans de l’ambre. Des poulpes lyophilisés, des racines de ginseng, des vessies natatoires se mélangent à des câbles USB, nouveaux déchets de l’anthropocène. Des objets disparates, à l’instar de fossiles dans une stratification géologique ou, pour employer une image de l’artiste, comme des déchets transportés par la mer sur un marigot, sur une étendue d’eau fermée.

De surcroît, on n’est pas loin des spécimens de musées scientifiques et anatomiques, dans lesquels les efforts didactiques, la démarche scientifique voire positiviste, la surcharge d’information donné par le relevé anatomique, sur la provenance et la maladie contractée, ne rendent pas moins intense le sentiment d’effroi que procure le contenu des récipients. D’une certaine manière, à l’intérieur des tubes, comme des récipients, ces substances organiques poursuivent leur existence, comme si le liquide visqueux dans lequel elles baignent insufflait un élan vital.

De même, les garrots qui, comme des béquilles, tiennent debout les cinq tubes ombilicaux d’Inner chains, donnent à l’ensemble un air sinistre. On est face à une structure prosthétique, dont il ne reste que des bouts, des disiecta membra ou, selon Laura Gozlan, un corps malade dont - il faut le préciser - les organes internes qui restent ne suffisent pas à ce qu’on puisse les attribuer à un anthropos. Inner chains est, à la fois, une série de connecteurs, de racines ou de rhizomes sortis du sol, un cordon ombilical et un corps cyborg. Il est, surtout, une forme de vie, loin de la première impression d’aliénation.

Tout peut servir d’écran, le corps d’un protagoniste ou même les corps des spectateurs ; tout peut remplacer la pellicule, dans un film virtuel qui ne passe plus dans la tête, derrière les paupières, avec des sources sonores prises au besoin dans la salle.
Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, 1985

C’est précisément à ce moment que la sculpture qui nous avait questionné dès le départ, installée juste en face de l’entrée à hauteur de regard (Sensorium, 2017), et dont on avait différé la rencontre, devient intelligible dans sa double nature anthropomorphe. Le recto montre un nez modélisé, en l’occurrence, on s’en doutait, celui de l’artiste, un fragment d’autoportrait réalisé en cire de palme moulée. Le verso, dont l’accessibilité est suggérée par  le léger espace ménagé entre l’oeuvre et l’angle de la salle, montre une structure cave avec son renforcement en fibre de verre, ainsi qu’une nature plus viscérale par rapport à la surface lisse du recto. Ce qui se produit est un changement d’échelle considérable qui nous fait passer du nez au corps tout entier. L’organe isolé devient ainsi corps, le nez devient foetus, Sensorium devient une sculpture-carapace.

Or, en faisant le tour de la sculpture, on s’aperçoit qu’une odeur émane de ce nez. Ce n’est pas par hasard que ce nez odorant soit fabriqué en cire, un matériau dont l’artiste utilise la capacité à absorber les odeurs pour les restituer successivement, c’est-à-dire sa persistance mémorielle. Ainsi, elle rejoint la tradition séculaire et oubliée de la céroplastie (sur laquelle Julius von Schlosser a publié un ouvrage classique en 1911, Histoire du portrait en cire), employée pour les moulages du mort ou du vif, pour les effigies par empreinte, pour les ex-voto et les reliques, pour les automates et les foires modernes. Il s’agit d’une forme de réalisme, certes, mai qui, en s’opposant à toute esthétique classiciste, à toute idée désincarnée du Beau, garde la trace du contact direct avec le corps du modèle. Ce lien devient encore plus étroit si l’on pense à la ressemblance entre la cire et la peau, qui en augmente son pouvoir naturaliste aussi bien que ses potentialités érotiques. Ce n’est pas étonnant que son histoire culturelle soit si ample, passant de la tradition du portrait en ronde bosse à celle du film d’horreur.

Laura Gozlan travaille la texture des images comme si c’était l’épiderme de la peau, évoqué, littéralement ou de manière élusive, par sa texture, sa couleur, son traitement, ses membranes. Discrète mais omniprésente, la présence du corps est suggérée par soustraction, par des intrications entre pierre et peau, ou par une opération plus frappante comme celle de la défiguration. Celle-ci affecte la figure dans son carcan, son appropriation identitaire et son narcissisme. Parmi les agents de défiguration on trouve : le dessin, c’est-à-dire le même médium qui, historiquement, a donné forme au visage humain ; les effets spéciaux dans les films de zombies, dont Laura Gozlan est amatrice, particulièrement ceux de Lucio Fulci, avec ses têtes qui frémissent à hautes températures et se décomposent sous le regard des spectateurs. Un troisième agent de défiguration est, de manière plus triviale, un mauvais scan avec la caméra infrarouge Kinect, car la technologie n’est pas ici employée pour le futur que son perfectionnement technique laisse entrevoir, mais pour ce qu’elle pousse à repenser au présent. Sans oublier que la rotation, comme celle opérée sur les tubes de Inner chains, relève aussi d’une opération de défiguration.

Devant les statues de cire, nous avons tous éprouvé un malaise particulier. Celui-ci vient de l’équivoque immédiate qui les habite et nous empêche d’adopter en leur présence une attitude claire et stable. Quand nous les considérons comme des êtres vivants, elles se moquent de nous en nous révélant leur secret cadavérique de poupées, et quand nous les considérons comme des fictions, elles semblent vibrer de colère. Il est impossible de les réduire à la catégorie de simples objets. En les regardant, nous sommes effrayés parce que nous soupçonnons que ce sont elles qui nous regardent. Et nous finissons par ressentir du dégoût pour ce type de cadavre de location
José Ortega y Gasset, La déshumanisation de l’art, 1925

In the video installation which gave its title to the exhibition (physical self, 2017) and takes place in the second room of the gallery, analogue and digital images as well as movie and scientific images are all chained together in un-symmetrical frames. The images go through a multiplication and refraction device perfectly mastered by Laura Gozlan. The device is made of Plexiglas and glass surfaces (the curved one is glass) located between the projector and the back wall used as a screen. Although the surfaces are see-through and enable the projected beams of light to go through them, they do possess an opacity that heightens their plasticity.

Dans l’installation vidéo qui donne nom à l’exposition et occupe la seconde pièce de la galerie (Physical Self, 2017), des images analogiques et des images numériques, des images filmiques et des images scientifiques sont emboîtées dans des cadres dissymétriques. La multiplication et la réfraction des images sont obtenues à travers un dispositif parfaitement maîtrisé par Laura Gozlan, à savoir des surfaces de plexiglas et de verre (c’est le cas de la surface courbée) interposées entre le projecteur et le mur de fond qui fait office d’écran. Si ces surfaces sont transparentes et permettent le passage du faisceau de la projection, elles ne sont pas dépourvue d’une certaine opacité qui en accentue leur plasticité.

Parmi le flux d’images on reconnait des extraits du dessin animé japonais Perfect blue (1997) de Satoshi Kon, mais aussi une modélisation en 3D du buste et des mouvements faciaux de l’artiste. La caméra laisse pivoter le visage dans un espace virtuel sans gravité, comme si on pouvait le manipuler à l’instar de n’importe quel matériau malléable. La cire est, encore une fois, la référence incontournable. Dans cette métamorphose, les aspérités du visage, les enveloppes cutanées percées par les orifices qui affleurent sur notre corps deviennent ainsi des cavernes et d’autres territoires inconnus.

Décisive est l’expérience vidéo-ludique, dont l’artiste retient particulièrement les plans-séquences et les travellings qui se déroulent sans discontinuité. Elle retient, en d’autres termes, sa construction spatio-temporelle différente du point de vue cinématographique, faisant éclater l’écran quadrangulaire et la perspective monofocale.

Comment penser les images des jeux vidéos au-delà de leur fonction ludique, de la confusion facile entre réalité et fiction, de la position des joueurs, geeks et hackers ? En adaptant, par exemple, comme l’on pense devant Physical self, une stratégie de countergaming, qui s’interroge sur la possibilité du jeu vidéo sans jeu et sans console, d’un video game sans gameplay (Alexander R. Galloway, Gaming. Essays on Algorithmic Culture, Minneapolis-London: University of Minnesota Press, 2006). On n’est pas loin de l’expanded cinema, qui était “élargi” non dans le sens où il produisait des éléments absents de l’expérience classique du cinéma mais, au contraire, dans le sens où il se passait de ses éléments constituants, de sa spécificité filmique. “Ce n’est pas un style cinématographique particulier. […] C’est un cinéma élargi dans la mesure où l’effet du film peut être produit sans aucune utilisation du film ou de la pellicule” (Sheldon Renan, Introduction to the American Underground Film, 1967).

Pour le video game, cela veut dire s’attacher moins à l’action ludique qu’à son espace de représentation, moins aux objets de perception qu’à la perception elle-même ou, mieux à leur manière unique d’articuler perception, technologie et imagination. Et cette capacité à construire des états hallucinés, hantés, comme toute acte de perception, par des spectres, est au coeur des installations vidéo.

Là où j’ai brisé ou supprimé le premier mur, il reste le mur projeté. Comme il s’agit d’une projection, aucune puissance n’est capable de la traverser ou de la supprimer (tant que les moteurs fonctionnent).
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel, 1940

Dans son ensemble, l’exposition de Laura Gozlan est traversée par une latence narrative ou, plus précisément, par une durée, par un temps vécu loin du chronos. Il se manifeste, de manière impalpable, dans le white noise des sons et des voix qui tisse des liens entre les pièces autant que, plus matériellement, dans les sculptures-écran et dans la projection d’images en mouvement réfractées. Habiter ce chronotope – qui évoque les ambiances dystopiques de la science-fiction saisissant moins un temps à venir qu’un temps parallèle – n’est pas le moindre défi lancé par physical self.

︎physical self