Pedro Morais
Onanism Sorcery 2021



Auto-sexualité épidémique

Dans le récent ouvrage Magic, de la fameuse série thématique Documents of Contemporary Art de la Whitechapel Gallery, Jamie Sutcliffe trace une constellation d’influences permettant de saisir l’intérêt renouvelé des artistes pour la magie, la sorcellerie, le chamanisme ou la spiritualité queer. Plutôt qu’une tentative béate de réenchantement de l’art, il considère ces pratiques artistiques comme relevant d’un intérêt pour l’auto-organisation du soin, inscrite dans une contre-histoire des pratiques féministes et queer (des Weird Sisters aux Radical Faeries) face à l’autorité des sciences médicale et psychiatrique (dont Florent Gabarron-Garcia a écrit une brillante version alternative dans son Histoire populaire de la psychanalyse). Cela s’inscrit dans une histoire longue des ombres, des refoulés et des exclusions de la rationalité occidentale, qui a souvent qualifié ces pratiques d’« ésotériques » ou de « New Age », gardant la trace d’un surplomb vis-à-vis des cultures non occidentales ou d’un mépris concernant le rôle des affects. Ce paradigme d’une « magie critique » a été l’objet de nombreuses expositions récentes : « NEO-PAGAN-BITCH-WITCH! », organisée par les artistes Lucy Stein et France-Lise McGurn (Evelyn Yard, Londres, 2016), le colloque « Witchy Methodologies » organisé par l’artiste Anna Bunting-Branch (ICA, Londres, 2017), « Possédé·e·s » proposée par Vincent Honoré (MO.CO., Montpellier, 2020), « Sâr Dubnotal » de Céline Poulin et Damien Delille (CAC Brétigny, 2020) ou « Bonaventure », le prix Ricard 2021 choisi par Lilou Vidal. L’exposition de Vincent Honoré en particulier faisait surgir l’importance d’une pensée du corps, ceux « résistants et exclus » dont le pouvoir rituel à s’approprier ce qui est déviant « n’a de sens que performé ». La série de vidéos « Youth Enhancement Systems » (2019) de Laura Gozlan intégrait cette exposition avec une mise en scène d’elle-même, dans un personnage féminin à la voix transgenre, en état de transe, fumant une pipe à eau sortant d’une tête momifiée – l’artiste y convoquait à la fois le fantasme d’immortalité, l’industrie du ralentissement du vieillissement et les communautés parallèles du darknet (qui rendent indistincte la frontière entre réalité et fiction autour des « zombie drugs » aux effets dévastateurs pour le corps). Il serait tentant d’associer ce personnage à l’une des figures majeures du combat féministe actuel – la sorcière – mais l’intérêt très précis de Laura Gozlan pour le vocabulaire contemporain des technologies du corps et du post-humain des industries nécropolitiques, la rapproche plus volontiers de la figure du cyborg. Ce qui frappe d’emblée, c’est sa capacité à ne pas se placer en surplomb de ses sujets, avec jugement à la clé. Laura Gozlan semble se laisser aspirer par ses objets et en faire l’expérience, ce qui donne à ses œuvres un caractère contaminé, impur, ne permettant pas de lecture pacificatrice. Son travail se situe à l’intérieur du trouble.

Lors de son exposition à 40mcube, son personnage, MUM, semble avoir vieilli, convoquant une vieillesse honnie à la fois des représentations de la culture healthy et d’un monde de l’art assoiffé de sang jeune. Plus encore, en associant la vieillesse au désir, à la sexualité et à l’autonomie libidinale des femmes âgées, le sujet devient alors insupportable. Laura Gozlan s’attaque avec frontalité à l’un des tabous les plus durables de la culture patriarcale : la masturbation féminine. Mais il faut plutôt penser ici à une auto-sexualité débarrassée de tous les schémas classiques de l’hétéronormativité : une érotique non humaine qui se déploie dans des surfaces, des matières et des objets, sans quête imposée de productivité, reproductibilité ou climax (« au-delà de la toute-puissance de l’orgasme », rajoute Gozlan). Si l’artiste associe le personnage de MUM au « féminin monstrueux » de la théoricienne du cinéma féministe et de l’horreur Barbara Creed1, c’est par le biais de la figure débordante de la « mère archaïque », qui se reproduit elle-même par auto-engendrement et dédoublement de soi, ou à travers la figure du vampire féminin, associée au désir lesbien, qui suscite la panique masculine du sang menstruel. Si, pour Barbara Creed, le cinéma d’horreur a la capacité de générer une zone d’émancipation permettant une réparation en revenant sur le trauma, les installations vidéo de Laura Gozlan à 40mcube portent un pouvoir d’affirmation, transformant la solitude en autonomie jouissive. S’intéressant aux textes d’Aleister Crowley sur la « magie sexuelle » capable, selon lui, de transformer la perception de la réalité, l’artiste se réapproprie d’un point de vue féministe cette voix patriarcale. Il est d’ailleurs beaucoup question de voix dans cette exposition, partant du principe que « le langage est un virus », tel que le posait William Burroughs dans La machine molle. Quand MUM pénètre de sa main une corne de gramophone, il y est moins question d’une sexualité circonscrite aux organes, à la gorge, que de l’invention d’un espace « trans » pour des corps épidémiques, contaminés. « Quand l’altérité ce sont des voix dans sa tête, il est possible de chercher des altérités dans son propre corps », affirme l’artiste. La masturbation devient alors une politique de ré-apprentissage de soi.

1 Barbara Creed, The Monstrous-Feminine – Film, feminism, psychoanalysis, 1993


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