Emmanuelle Chiappone-Piriou
No spares, No soul 2018


La légende d’Adrien de Nicomédie est celle d’une sublimation, l’histoire d’un officier de l’armée romaine devenu saint par le martyr. Représentant de l’Empire, il fut chargé, dans le cadre de la grande persécution voulue par Dioclétien au début du 4e siècle, du supplice de trente trois chrétiens ; devant leur courage, il choisit alors de se convertir, ce qui lui valut d’être à son tour condamné au martyr. Il embrassera cette épreuve – spirituelle avant que d’être corporelle – avec le soutien dévoué de son épouse Nathalie.

Le châtiment réservé à Adrien comprend trois étapes distinctes qui, ensemble, annihilent le corps : purge, sectionnement, purification, triptyque qui semble trouver une symétrie dans la pièce de Laura Gozlan. Ces trois supplices libèrent Adrien de son enveloppe corporelle permettant, selon la croyance chrétienne, l’élévation finale. Adrien fut d’abord roué de coups si violents que ses entrailles dégueulèrent de son abdomen. Cet évidement lui vaut d’être représenté, en Bretagne, comme un personnage entérophore 1. On ne saurait résister à la tentation d’un rapprochement formel entre les saintes viscères et l’écheveau de tube de plexiglas que Laura Gozlan installe sous les lambris polychromes représentant la vie du saint. Les reflets de ce réseau organique, générés par les inclusions de résine verte et bleue, laissent deviner des déchets informatiques brûlés et distendus, rendus définitivement inopérants par leur emprisonnement dans la matière cristalline.

Le second supplice infligé à Adrien fut le sectionnement des pieds, puis des jambes et d’une main 2, effectué en représailles pour les soins qui lui furent promulgués par Nathalie. Ces membres manquants resurgissent dans l’œuvre de Gozlan, sous la forme de portions de membres sculptées et tirées en fonte d’aluminium et de leurs doubles numériques monstrueux. Ces extrémités métalliques semblent tenir autant de l’ex-voto que de la prothèse chirurgicale archaïque, comme prises dans une dialectique du soin et de la torture3. Le titre de l’installation évoque directement des pièces de rechange, substituts possibles d’un équipement mécanique ou technologique dysfonctionnel, devenues ici les pièces détachées d’un corps charnel hybride ; évoquant une souffrance rédemptrice, elles ouvrent à la possibilité d’une rectification, mais aussi d’une amélioration de cet organisme diminué.

Plexiglas, résine, cire et fonte 3, autant de matériaux ductiles que l’artiste plie, étire ou fond pour y imprimer une forme. La chaleur est ici le moteur d’un changement d’état ; cette transformation physique et chimique renvoie au dernier acte du martyr d’Adrien – purge, sectionnement, purification – , dont le corps sans vie fut mis au bûcher. Cette action par lequel l’Empire expulse définitivement l’indésirable, est en même temps celle par laquelle le saint, libéré de sa finitude terrestre, apparaît.

En introduisant ces pièces détachées, Gozlan semble établir une analogie possible entre martyr et cyborg, cet être hybride qui peuple son travail, tel un spectre habitant notre conscience contemporaine et revenant nous hanter comme l’avorton illégitime de notre monde capitaliste patriarcal et techno-dépendant 4. Ces polarités opposées d’une ingénieurie extrême du corps, apparaissent comme deux figures transitionnelles d’une aspiration humaine à une nouvelle forme d’existence transcendante, deux symboles différents d’une même foi, deux prototypes janusiens d’un être posthumain, «incomparable et étrangement surnaturel» 5.

1 Dans l’iconographie chrétienne, le saint entérophore est représenté portant ses intestins. Par extension, Adrien est considéré en Bretagne comme ayant le privilège de défendre contre les maux de ventre et les maladies contagieuses.
2 L’épreuve spirituelle qu’est le martyr exigeant d’Adrien qu’il ne souffre pas moins que les autres suppliciés, une main lui est tranchée à la demande de son épouse.
3 La fonte renvoie directement à la dimension belliqueuse d’Adrien, parfois représenté en armure et portant l’enclume, instrument de son supplice. Le métalrappelle qu’Adrien est également le saint patron des soldats, des bouchers et des marchands d’armes.
4 Voir le Manifeste cyborg de Donna Harraway. Haraway, Donna J., « A Cyborg Manifesto », The Berkeley Socialist Review Collective, 1985.
5 Sur la figure du saint, voir l’aphorisme 143 de Nietzsche, Humain trop humain, p. 179 – 180, Œuvres complètes de F. Nietzsche, vol. 5, Paris, Société du Mercure de France, 1906 (Trad. A.-M. Desrousseaux)

︎No spares, no soul